2002 Études rurales À propos
Des esclaves et des dettes
À propos de l'ouvrage d’Alain Testart:(Article de Carmen Bernand)
Tout travail comparatif de grande envergure, comme celui entrepris par Alain Testart, se heurte à l’abondance des sources. Dans ce livre, l’aire américaine, en dehors de la Côte nord-ouest et du territoire iroquois, est présentée de manière lacunaire. Dans le dessein d’enrichir le débat, je me permettrai d’apporter quelques éclaircissements et de suggérer quelques pistes.
Considérons d’abord les Incas.
Alain Testart ne manque pas d’
indiquer
que les données concernant les yanacona sont confuses. Cependant cette confusion émane justement de la difficulté, pour les Espagnols, d’expliquer un phénomène qui ressemble, sans en être l’équivalent, à l’esclavage pratiqué dans la péninsule ibérique et exporté dans le Nouveau Monde. Les chroniqueurs du xvie siècle parlent de criados, mot souvent synonyme d’esclave domestique, signifiant à la fois serviteur (et, dans le contexte péruvien, à perpétuité) et membre subalterne de la famille.
Si nous reprenons le critère de l’exclusion comme composante essentielle de l’esclavage, nous remarquons que, quelles que soient leurs fonctions,
les yanacona sont détachés de leur communauté d’origine, comme le sont aussi les aclla ou femmes choisies, destinées surtout au tissage, les mitmakcuna, colons transplantés dans les marches du territoire impérial, les cañari, milice coupée de son milieu social et géographique, ainsi que certaines classes d’artisans.
John Murra [1978 : 242-246] voyait dans la constitution de catégories serviles, situées en marge des règles de réciprocité et de redistribution, l’amorce d’une transformation de l’empire inca. Il
reconnaissait que les yanacona formaient une catégorie sociale qui relevait à la fois du butin de guerre, des services, de l’obéissance, de la fidélité et de l’humiliation.
À l’époque coloniale, leur nombre augmenta de façon remarquable. Cela n’est pas étonnant car
les yanacona étaient, par tradition, exemptés de tribut.
Or leur statut évolua dès la fin du xvie siècle pour devenir synonyme de concertaje, c’est-à-dire, d’une relation contractuelle et, en principe, volontaire
entre un propriétaire et un travailleur agricole. La personne ainsi embauchée, le concierto, recevait un salaire infime mais jouissait de l’usufruit d’une parcelle, le huasipungo (littéralement, « porte de la maison »).
Le contrat dériva très vite vers une forme d’asservissement des paysans sans terre qui avaient fui leur communauté d’origine pour des raisons diverses, notamment pour échapper aux différentes formes d’imposition. Dans la majorité des cas, le concierto ne parvenait jamais à rembourser la dette qu’il avait contractée et que les obligations religieuses auxquelles il était astreint et la satisfaction des besoins quotidiens alourdissaient encore. Les documents coloniaux abondent, qui exposent (et souvent dénoncent) les misères de ces malheureux, la prison pour dette [2] et la prise d’otages dans la famille du créancier pour l’obliger à plier. Les Indiens conciertos faisaient partie du patrimoine au même titre que les terres et le cheptel. J’ai pu le constater en 1961, lors de mon premier séjour dans le département de Kanas (Pérou).
Ces considérations en rejoignent d’autres formulées par des historiens et anthropologues du monde rural. Dans les campagnes de l’Amérique latine, on emploie une série de termes pour désigner des situations de quasi-dépendance qui ne sont pas très éloignées des conditions serviles. Outre le concertaje il y a aussi le peonaje, institution équivalente, sans parler des nuances subtiles qui distinguent les agregados des arrimados, les precaristas des chinos. Il est intéressant de noter que, parallèlement à cette prolifération de formes de dépendance en milieu rural qui masquent un esclavage de fait mais non de droit –
dans le monde hispanique les Indiens et les métis étaient juridiquement des hommes libres –, dans les villes, où réside une importante population de sang-mêlé d’origine africaine (esclaves, affranchis ou hommes libres), ce ne sont pas les rapports de subordination qui sont mis en avant dans les classifications vernaculaires mais les mots qui expriment les variations de la couleur de la peau.
On ne peut plus mettre en doute l’existence de l’esclavage chez les Aztèques.
Les franciscains Bernardino de Sahagún et Juan de Torquemada, deux sources majeures pour l’histoire des anciens Mexicains, sont formels sur ce point, tout en précisant que leur condition semble avoir été moins pénible que celle des Noirs introduits dans le continent par les Espagnols et les Portugais. Contrairement à une idée reçue, les Mexicains avaient pour coutume d’« avoir des esclaves de leur même nation » [Torquemada, livre XVI, chap. XVIII : 181]. Le chroniqueur insiste sur la pluralité des situations et signale que ces serviteurs pouvaient se faire remplacer par un parent afin de répartir de façon plus équitable le fardeau servile. Il y en avait qui étaient habiles et travailleurs et qui entretenaient deux foyers, le leur et celui de leur maître ; ils pouvaient à leur tour acheter des esclaves. Leurs enfants naissaient libres. « Toutes ces conditions ou la plupart, manquent à ceux que la loi appelle serfs et esclaves », commente Torquemada [livre XIV : 563].
L’esclave, en nahuatl, est désigné par tlacotli. La forme la plus répandue de l’esclavage est celle qui repose sur le consentement du serviteur [Duverger 1979 : 88-89]. Placé sous la protection de son maître, celui qui aliène volontairement sa liberté est dégagé de toute responsabilité. En principe le maître ne peut pas le vendre et doit lui assurer une subsistance décente. Ceux qui naissaient sous le signe de ocelotl (tigre), qu’ils fussent nobles ou laboureurs, étaient destinés à être des captifs de guerre, voués au sacrifice. Pour échapper à ce destin, « même si l’homme était courageux, il se vendait lui-même comme esclave » [Sahagún, livre IV : 225]. Par son refus de l’ordre établi fixé par son signe, on l’appelait aussi xolotl, double du Serpent à Plumes qui refusa de se sacrifier pour assurer l’ordre cosmique et se dédoubla en larve. Le jour qui correspondait au signe du dieu Tezcatlipoca, protecteur des esclaves, personne ne devait ni les gronder ni les maltraiter, sous peine de voir son propre destin basculer dans la servitude. Curieusement, et cela va dans le sens de ce que dit Alain Testart, les annales mexicaines racontent qu’en 1505 le roi de Tezcoco libéra ces misérables, qui étaient de plus en plus nombreux, et Moctezuma. Il en fit autant à Mexico.
Ceux qui se vendaient habituellement étaient les joueurs de balle qui permettaient de poursuivre le jeu. Le prix le plus courant était de vingt couvertures. Les femmes qui menaient une vie licencieuse et qui avaient besoin de rénover leurs vêtements et leurs bijoux se vendaient aussi, de même que les pauvres donnaient un de leurs enfants. Les esclaves étaient achetés par des marchands, les pochteca, dont le nombre s’était accru dans les dernières années de la domination mexicaine, avant l’arrivée des conquistadores. Les pochteca les sacrifiaient et célébraient ensuite des banquets anthropophages ; celui qui invitait devait distribuer auprès de ses convives un millier de couvertures [Sahagún, livre IX : 506-507]. Ces esclaves furent libérés par les Espagnols après la conquête, en vertu de la législation de Charles-Quint. En revanche, l’esclavage pour dette, qui, d’après Torquemada, était inconnu sous les Aztèques, proliféra dans les ateliers coloniaux malgré les entraves légales.
Les informateurs de Sahagún disaient que les brodeuses, qui avaient souvent aliéné leur liberté, couraient le risque de devenir de « très grandes putains ». Ce n’est pas le seul exemple où le lien entre esclavage et prostitution est suggéré, et ce rapport devrait être versé au dossier d’Alain Testart, au même titre que le prix de la fiancée. Il est tentant d’évoquer à ce propos la « traite des blanches » de l’époque moderne (fin xixe et début du xxe), qui donna à la ville de Buenos Aires une renommée douteuse. Albert Londres, le journaliste français qui avait dénoncé le bagne de Cayenne dans les années vingt, apporte un témoignage saisissant de cette mise en esclavage. Beaucoup de ces filles suivaient la filière polonaise : pour qu’elles échappent à la misère et aux pogroms, les parents les vendaient à un marieur qui devait les conduire en Argentine, pays très prospère à l’époque. Afin d’éviter que la « marchandise » ne fut interceptée, on enfermait ces femmes dans des armoires situées dans la soute, durant la traversée de l’Atlantique. Arrivées à Buenos Aires, elles étaient exhibées toutes nues sur une estrade dans une arrière-salle du Café Parisien. Dès que les rideaux étaient tirés, les acheteurs se précipitaient sur elles pour leur palper le corps, examiner la chevelure et les dents. Elles étaient vendues à l’encan [1927]. De telles scènes rappellent de façon frappante celles du marché des esclaves de Retiro, dans la même ville, décrites maintes fois au xviiie siècle. Londres mentionne les horaires d’une prostituée française des années vingt : de 4 heures de l’après-midi à 4 heures du matin. En province, les cadences étaient plus dures.
On pourrait continuer à prendre des exemples dans l’histoire et l’anthropologie des Amériques. C’est dire à quel point le sujet est immense, même si on se limite aux sociétés non modernes. L’élargissement du corpus doit aller de pair avec une réflexion sur les fondements de l’institution et ses possibilités évolutives. Ce chantier a été ouvert par l’ouvrage d’Alain Testart, qui s’avère incontestablement un livre « bon à penser ».
BIBLIOGRAPHIE · Duverger, C. — 1979, La fleur létale. Paris, Le Seuil.
· Londres, A. — 1927, Le Chemin de Buenos Aires. Paris, Albin Michel.
· Murra, J. — 1978, La organización económica del estado inca. Mexico, Siglo XXI.· Oberem, U. — 1967, « Zur Geschichte des lateinamerikanischen Landarbeiters : conciertos und huasipungueros in Ecuador », Anthropos 62 : 759-788.· Oexmelin, A. — 1990, Aventuriers et boucaniers d’Amérique : chirurgien de la flibuste de 1666 à 1672. Paris, Sylvie Messinger.· Sahagún, B. de — 1979 (1570-1582), Historia general de las cosas de Nueva España. Mexico, Ed. Porrúa.· Torquemada, J. de — 1986 (1615), Monarquía Indiana. Introducción de Miguel de León Portilla. Mexico, Editorial Porrua, 3 t.
NOTES [1]L’esclave, la dette et le pouvoir. Études de sociologie comparative. Paris, Errance, 2001, 288 p., cartes, index.
[2]En Équateur, la prison pour dette fut officiellement abolie par le gouvernement libéral d’Eloy Alfaro en 1918, mais, dans les faits, cette pratique se poursuivit au moins jusque dans les années soixante, époque à laquelle l’observa l’ethnologue allemand Udo Oberem [1967 : 760].
http://www.cairn.info/revue-etudes-rurales-2002-1-page-289.htm